Jeff Erius versus Christophe Lemaitre ...
Source DNA du 25/02/2022
Christophe Lemaitre sur Jeff Erius : « Perdre un record, ça peut piquer un peu »
Après l’avoir croisé en meeting début février, Christophe Lemaitre a vu le jeune Alsacien Jeff Erius égaler son record de France juniors du 60 m en salle, samedi dernier à Nantes (6”64). Absent des championnats de France Élite ce week-end, le Savoyard se prépare désormais à le voir tomber. Entretien.
Ils se sont pour ainsi dire croisés sans se croiser. D’abord le 4 février, à Miramas, puis une semaine plus tard, à Metz, les deux fois sur 60 m en salle.
Jeff Erius allait déjà bien plus vite que son illustre aîné Christophe Lemaitre (6” 72 et 6” 68 contre 6”86 et 6”87), jusqu’à égaler son record de France juniors (6”64), samedi dernier à Nantes.
Le Strasbourgeois de 17 ans espère désormais en devenir le seul détenteur et s’apprête à tirer une nouvelle cartouche lors des championnats de France Élite, ce week-end à Miramas. Une compétition à laquelle Christophe Lemaitre ne participera pas, le Savoyard de 31 ans, quadruple champion d’Europe et double médaillé olympique, étant déjà tourné vers la saison estivale.
Ça ne l’empêchera pas de jeter un œil vers l’anneau provençal, comme il l’a expliqué dans un entretien aux allures de discours de grand frère.
Christophe, vous êtes évidemment au courant qu’un jeune Alsacien de 17 ans, Jeff Erius, a égalé votre record de France juniors du 60 m en salle le week-end dernier…
Oui, j’ai appris ça sur les réseaux sociaux. J’ai vu la vidéo de sa course, puisque j’ai été tagué un peu partout ( sourire ).
Jeff a commencé l’athlétisme sur le tard, en 2018. Vous souvenez-vous du contexte lorsque vous aviez vous-même établi ce record en 2009 ?
J’étais un peu dans les mêmes dispositions. J’étais junior deuxième année ( Jeff Erius est encore junior première année, ndlr ) , j’avais moi aussi commencé l’athlé quatre ans plus tôt, je n’avais pas encore fait beaucoup de musculation non plus, et le 60 mètres, les départs, ce n’était pas mon point fort… non plus. La situation est vraiment très similaire.
Est-ce que ce record peut être considéré a posteriori comme le véritable point de départ de votre carrière ?
Je n’en avais pas fait en cadets, donc oui, on peut le dire, puisque c’était le premier record de France de ma carrière.
« Je ne me rendais pas compte de l’impact réel de la performance »
Vous souvenez-vous d’une effervescence particulière ?
Dans la presse, un peu, mais c’était surtout parce qu’on parlait déjà un peu de moi à cette époque-là, du fait de mon titre de champion du monde juniors sur 200 mètres l’année précédente (à Bydgoszcz en 2008). Mais ce n’était pas aussi intense qu’après le record de France seniors (9”92 en 2011).
Jeff Erius a l’air encore très détaché de tout ça. C’était aussi votre cas ?
Totalement. J’étais bien sûr content de battre un record de France, mais je ne me rendais pas compte de l’impact réel de la performance. Après, ça fait toujours quelque chose de se dire qu’aucun garçon de ton âge n’a jamais couru aussi vite avant toi en France. Mais dans le cadre du très haut niveau, je ne voyais pas du tout ce que ça représentait et ce que ça pouvait vouloir dire pour la suite.
À quel moment vous rendez-vous compte que vous basculez dans une autre dimension ? À l’Euro de Barcelone en 2010, où vous décrochez trois fois l’or (100, 200 et 4x100 m) ?
( Silence ) Je dirais dès 2009 en fait, mais à l’été, quand je participe à mes premiers championnats du monde seniors, à Berlin. C’est à ce moment-là que je commence à côtoyer le très haut niveau et que je prends conscience de la place de mes performances.
On se pose justement la question à propos de Jeff Erius pour les Mondiaux de cet été à Eugene, aux États-Unis. Si ses performances sur 100 m sont à la hauteur, doit-il y participer, alors qu’il n’aura que 18 ans ?
Pourquoi pas ! En 2009, je n’ai que 19 ans quand je vais à Berlin. J’avais le niveau pour y être à l’époque, tout simplement. Même si je fais un faux départ en quart de finale (du 100 m) , je pense que j’avais vraiment la capacité d’aller en demies. C’est bien de le faire pour prendre de l’expérience, pour qu’il se rende compte de lui-même de ce qui le sépare encore du très haut niveau. Je ne vois pas pourquoi il faudrait attendre s’il a le niveau chronométrique.
Le fait qu’il ait un an de moins que vous quand vous aviez établi le record de France juniors du 60 m, ça compte selon vous ?
C’est sûr que sur le papier, c’est plus prometteur. Mais il faut faire attention dans le sens où il y a eu des athlètes qui étaient plus talentueux que moi étant jeunes, et qu’on n’a plus jamais revu. ( Il réfléchit ) Le Jamaïcain Dexter Lee par exemple. Il avait été sacré champion du monde juniors alors qu’il n’était que cadet, puis on l’a perdu… II faut faire gaffe. Ce sont des jeunes qui ont des corps en avance sur leur âge réel, mais qui ensuite n’évoluent plus trop. Après, je comprends qu’on s’enflamme un peu devant de telles performances, c’est naturel. Mais quand on connaît l’athlétisme, il faut savoir prendre un peu de recul et rester prudent.
« Il pourrait battre le record ce week-end, et bien le battre »
Quels conseils pourriez-vous donner à Jeff Erius ?
De prendre son temps, de ne pas vouloir aller trop vite. Il est jeune, il progresse bien, sa manière de s’entraîner et son environnement semblent bien lui convenir, donc qu’il continue dans cette zone-là. J’ajouterais que, même s’il n’a que 17 ans, il n’est pas trop tôt pour travailler le côté mental, au sens de la psychologie. Il ne faut pas croire que cet aspect n’est important que quand on est dans la tourmente. Quand on fait du sprint, c’est le sprint que l’on travaille au quotidien alors que l’on est déjà très fort.
Et bien ça vaut aussi pour le mental, que l’on doit travailler même quand on est bien dans sa peau et performant. C’est le meilleur moyen de se préparer à ce qui peut arriver plus tard, comme une longue blessure, une contre-performance qui arrive au pire moment, le fait de rater un objectif de peu, etc.
Avoir déjà les clés pour anticiper ce type de déconvenues peut lui faire gagner du temps.
Vous avez choisi d’en rester là cet hiver et de ne pas participer aux championnats de France Élite ce week-end. Si d’aventure Jeff Erius battait cette fois le record que vous co-détenez avec lui, quelle serait votre réaction ?
Déjà, je ne serais pas surpris, parce qu’il a les capacités pour le faire, d’autant qu’aux “Élite”, il aura plus de concurrence pour le tirer. S’il en profite, c’est sûr qu’il pourrait le battre, et bien le battre. Il faut juste espérer que cette concurrence plus élevée ne le bloque pas, mais je ne pense pas, parce qu’il commence à avoir l’habitude. Son principal ennemi, ce sera lui-même, s’il cogite, s’il se met trop de pression…
Le cas échéant, comment réagit un champion quand il “perd” un record ?
Bon, on sait que les records sont faits pour être battus, on n’a pas de problème avec ça. Après, ça peut faire bizarre bien sûr, ça peut piquer un peu…
En tant que Français, amoureux du sprint, vous devez quand même être heureux de voir un garçon comme Jeff Erius prendre la relève ?
Totalement. Il y a une génération vraiment talentueuse actuellement, entre Jimmy Vicaut qui va toujours vite, Mouhamadou Fall aussi, Sasha Zhoya, Jeff Erius… Il y a un vrai bon groupe de sprint dont le niveau individuel peut laisser imaginer un très bon relais 4x100 mètres. Tant mieux.
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