Source DNA du 28/09/2023
Le sacerdoce des ingénieurs en titre
Au terme de cursus de huit et sept ans durant lequel l’un a participé au 1500 m des Jeux Olympiques à Tokyo en 2021 et l’autre est passé cycliste professionnel, Baptiste Mischler et Simon Combes sont devenus ingénieurs. En France néanmoins, il vaut mieux bénéficier des meilleures conditions possibles pour mener de front ces deux ambitieux projets.
« Ils ont réussi à concilier les deux parcours à un niveau d’excellence remarquable. » Jean Buchler ne tarit pas d’éloges sur ses deux porte-étendards Baptiste Mischler et Simon Combes.
« Pour parvenir aux JO, ça aura été dix séances d’entraînement hebdomadaires par moments pour Baptiste, lâche-t-il, admiratif. Avant de passer pro, Simon a accumulé l’année dernière 20 000 bornes sur le vélo ! »
Le fait que le responsable des sports de l’INSA (Institut national des sciences appliquées), en charge du recrutement et du suivi des sportifs de haut niveau, ait voulu mettre en avant leur réussite, et à de telles hauteurs, prouve que leurs cas restent trop rares. Au sein de l’école d’ingénieurs de Strasbourg, la création du statut de sportif de haut niveau (SHN) remonte à 2003, lorsque l’ENSAIS a intégré le groupe INSA. Il a donc fallu attendre dix-huit ans pour y connaître un sélectionné olympique !
« Les mentalités changent, mais il y a encore beaucoup à faire »
« Je suis là depuis quatorze ans, témoigne Jean Buchler. J’ai encore connu des profs ne comprenant pas qu’un élève puisse trouver le temps de faire autre chose. Les mentalités changent, mais il y a encore beaucoup à faire. Certains ont du mal à accepter que les élèves ne soient pas présents en cours parce qu’ils sont en stage ou en compétition, même si le statut est de plus en plus reconnu. »
Les parcours de Baptiste Mischler et Simon Combes s’avèrent d’autant plus précieux. « Quand ils valident leur semestre sans passer au rattrapage, que leurs travaux sont réglo, qu’ils sont réglo avec les enseignants par rapport à leurs absences, ils assurent la promotion du statut SHN. »
Simon Combes s’est pris de passion pour le cyclisme après… un périple à vélo en famille, de Strasbourg à Nantes. « J’ai démarré à Erstein, alors que j’étais en Première. J’ai déjà obtenu de bons résultats en Terminale et ai demandé à intégrer la section sportive de haut niveau. »
Dès lors, il a tracé sa route. Des maillots de Schwenheim à Roubaix en passant par Roanne et Besançon, le Lingolsheimois a suffisamment mis le nez à la fenêtre pour obtenir l’opportunité de signer son premier contrat professionnel, il y a un an, au sein du Cross Team Legendre basé à Labaroche.
En tant qu’équipe Continentale, elle ouvre la porte de toutes les épreuves, excepté le World Tour. Plutôt grimpeur et régulier, Simon Combes jette volontiers son dévolu sur les courses par étapes.
Parallèlement, il a donc mené à bien ses études d’ingénieur, jusqu’à décrocher son diplôme en génie électrique, l’automne dernier. Le domaine lui ouvre un champ varié, mais le bougre aimerait là aussi rester dans le vélo, où il convient notamment d’optimiser les luminaires en matière de sécurité ou les dérailleurs électriques qui ont pris le pas sur les câbles.
Comme lors de son projet de fin d’étude (PFE), à Besançon, il espère un jour « travailler en bureau d’études, développer des produits ». Ses six mois de stage, en génie électrique dans le bâtiment, ont abouti à un mémoire et une soutenance devant un jury de l’INSA. « Vraiment une belle expérience. »
Baptiste Mischler, lui, n’a jamais eu à quitter le cocon familial de Brumath. Il y est né à l’athlétisme et, toujours fidèle à l’Unitas Brumath, lorgne les Jeux Olympiques 2024 à Paris après ceux de 2021. Depuis Tokyo, les blessures ne l’ont pas épargné, ce qui explique en partie son absence aux Mondiaux en août à Budapest, sur une distance, le 1500 m, où la concurrence est rude, ne serait-ce qu’en France.
Baptiste Mischler lorgne les JO de Paris-2024.
La courbe exponentielle, entamée par la médaille d’argent aux championnats d’Europe juniors 2015, s’est dédoublée de son bail à l’INSA, conclu avec le diplôme d’ingénieur topographe après un PFE étalé sur près d’un an, jusqu’en février dernier, au sein d’OTE Ingénierie à Illkirch.
« Je suis rentré chez moi en me demandant si j’étais vraiment fait pour ça »
Le Brumathois y a participé au projet… de restructuration du stade de la Meinau. « Vu que j’étais dans la topographie, j’étais concerné par la mise en contexte du stade. L’idée était de l’intégrer dans l’environnement. Les bâtiments, le tram, les arbres. » Appelé à modéliser la maquette du quartier, Baptiste Mischler relativise : « J’étais plus dans le conceptuel que dans le projet final. »
Décrits de la sorte, leurs cheminements paraissent limpides. Il n’en a évidemment rien été. Tout aurait même pu tourner court. Le directeur de l’INSA avait prévenu : « Il ne faut pas lâcher, il y aura des moments où vous aurez envie de tout arrêter, mais il faut y croire. »
« Je suis rentré chez moi en me demandant si j’étais vraiment fait pour ça, avoue Baptiste Mischler. J’ai eu un peu peur. » Le rythme était infernal. « Un gros cycle post-bac similaire à une prépa, très théorique, sans beaucoup de pratique. Un nouvel environnement aussi, après le bac, livré à soi-même. »
Conscient de la situation, le regretté et emblématique Hubert Steinmetz avait beau adapter son programme d’entraînement, le demi-fondeur a vite compris qu’il lui faudrait jouer la carte du projet individuel de formation, lequel donne l’autorisation d’aménager le cursus. Jusqu’à étaler les cinq années d’études sur huit ans maximum.
Pouvoir valider la première année en vingt-quatre mois relevait du soulagement. « J’ai commencé à prendre le rythme en novembre/décembre. Après avoir passé la barrière du premier trimestre, j’étais sur de bons rails. En commençant à avoir de bons résultats, après les gamelles qui font mal au début... » Et d’ajouter avec un brin de malice : « Il fallait aussi faire gaffe à toutes les tentations de la vie étudiante. »
Simon Combes a réussi le tour de force de boucler cette satanée première année d’un coup. « J’ai douté. Ce fut dense, y compris par la diversité des matières. J’ai parfois moins privilégié le vélo. En deuxième année, on entre directement en spécialité, c’est déjà plus intéressant. Et dès que j’ai pu dédoubler mes années (les 3e et 4e, NDLR), j’ai franchi un cap au niveau des résultats, y compris scolaires. »
Baptiste Mischler a connu quelques moments de doute à l'heure de mener de front carrière de sportif de haut niveau et études. Photo L'Alsace/Jean-Marc LOOS
« Sportifs de haut niveau ou pas, on ne leur fait pas de cadeau, intervient Jean Buchler. Quand ils ont un truc à repasser, c’est qu’ils étaient en période de bourre au niveau sportif. Les rattrapages sont souvent fin août. Ils les abordent comme une “compète”. Plutôt que de profiter de leur mois d’août, ils les préparent à fond et les valide. »
Pendant le Covid, « suivre les cours depuis chez soi, organiser son temps, c’était presque mieux »
Le Covid est aussi passé par là. Presqu’une bénédiction, paradoxalement. « Suivre les cours depuis chez soi, organiser son temps, c’était presque mieux. Aujourd’hui, les cours en ligne sont encore rares. Or, on aurait été contents de pouvoir les suivre à distance pendant les stages ou les compétitions. »
Car lorsque les stages se prolongent jusqu’à trois semaines en début d’année, en Afrique du Sud pour Mischler, dans le Sud de la France ou en Espagne pour Combes, il était impensable d’attendre le retour pour remettre le pied à l’étrier.
« Quand on est impliqué dans son projet, normalement, ça se passe bien, estime le Brumathois. On est au XXIe siècle. On dispose des outils de communication qui vont avec. Si on prévient bien à l’avance, même si certains sont encore réticents, les profs nous préparent les cours, nous les envoient par mail. Sinon, on s’arrange avec les copains. On rattrape pendant le stage ou progressivement au retour. »
Pas question pour les deux champions de se plaindre. « C’était quand même un privilège pour nous de pouvoir suivre la totalité des cours », reconnaît Simon. « Les stages permettent aussi de faire un break, ajoute Baptiste. Parfois, j’ai même réussi à m’isoler, à travailler les cours plus sereinement que dans le cadre scolaire. »
Sauf impondérable, l’un comme l’autre ont évité les stages en période d’examens. Mais il n’avaient pas de prise sur les dates des compétitions, même si elles se concentrent essentiellement sur les week-ends.
« J’arrivais à me libérer le jeudi pour partir, précise le cycliste. Mais quand on rentre dimanche dans la nuit, on revient le lundi après-midi, car il faut quand même dormir. »
Il évoque là le nerf de la guerre : le repos. « C’est sans doute le plus compliqué, juge Baptiste Mischler. Après huit ans de bons et loyaux services, je peux enfin dormir le soir en rentrant. En période d’examens, j’étais devant l’ordi à réviser jusqu’à une heure ou deux heures du mat’. Lors de certaines périodes, c’était chaud, on était vraiment à la bourre. »
Le nerf de la guerre, selon Baptiste Mischler ? Le repos. Photo L'Alsace/Jean-Marc LOOS
C’est qu’il n’était jamais question de lâcher du lest au niveau des entraînements, quitte, pour Baptiste, à s’y coller dès 6 h du matin avant de rejoindre les bancs de l’INSA. Ou de rappliquer au stade, où sa maman avait déposé le sac, dès la sortie de la gare adjacente le soir.
Pour Simon Combes, cet aspect était d’autant plus complexe que, sur un vélo, des sorties longues s’imposent. « En 3e et 4e années, effectuées en quatre ans, j’avais des trous. Parfois le matin, parfois l’après-midi. Je m’adaptais. C’était mieux le matin, de 9h à 12h. Trois heures, ce n’est pas énorme, mais on peut quand même faire deux cols dans les Vosges. Ensuite, on varie l’intensité selon l’objectif de la séance, l’endurance, le rythme, la force, l’explosivité, la VMA ou le lactique. »
Tous deux sont sortis par le haut de ce long chapitre, capital dans leur vie, au prix de multiples sacrifices. « Globalement, c’est faisable, c’est par période, estiment-ils. Si on se sent impliqué, si on a envie, on arrive à concilier les deux. »
« Ça valait le coup de passer des heures à souffrir sur les bancs de l’école »
Aujourd’hui, Simon Combes est tourné à 100 % sur sa carrière sportive. « Elle peut se prolonger jusqu’à 40 ans. J’ai quinze ans devant moi. C’était l’idée en entrant à l’INSA. Comme pour tout coureur cycliste, je rêve de participer au Tour de France. J’en suis encore loin, donc il faut y aller étape par étape, comme pendant les études. »
Le Tour de France ? Simon Combes y songe le matin en se rasant...
Baptiste Mischler poursuit sa quête de l’olympisme. « Jusqu’à Paris-2024, je travaille à 25 % en entreprise, pour OTE, je consacre 75 % au sport de haut niveau. » L’athlète est rémunéré à plein temps dans le cadre d’un contrat d’insertion professionnelle mis en place par l’Agence nationale du Sport, financé par la Fédération, une part incombant à la Ligue du Grand Est.
Si l’athlétisme ou le cyclisme permettaient d’en vivre, ça se saurait. Quelle que soit leur destinée sur le plan sportif, leur avenir est assuré. « J’ai déjà réussi une partie de mon rêve d’enfant, résume le Brumathois. En allant aux Jeux Olympiques à Tokyo, j’ai touché le Graal, et en même temps, j’ai en poche mon diplôme d’ingénieur, qu’on ne m’enlèvera pas, avec une sécurité de l’emploi derrière. Ça valait le coup de passer des heures à souffrir sur les bancs de l’école. »
Pour eux, il y a retour sur investissement. Mais combien ne tiennent pas la route ? Rien qu’à l’INSA, une douzaine de sportifs de haut niveau se lancent dans une aventure semée d’embûches chaque année.
La feuille de route de Baptiste Mischler est tracée : « Jusqu’à Paris-2024, je travaille à 25 % en entreprise, pour OTE, je consacre 75 % au sport de haut niveau ».
« Le bureau des sports n’est pas celui des pleurs, rassure Jean Buchler, mais de temps en temps, certains craquent en venant me voir. Ça n’allait plus du tout, ils n’ont pas trouvé l’équilibre nécessaire. »
Baptiste Mischler et Simon Combes y sont parvenus, avec l’appui de leur entourage en pouvant rentrer chez eux, à proximité, chaque soir, délesté de l’intendance de la vie quotidienne. De là à conclure que toutes les planètes doivent être alignées pour qu’un athlète de haut niveau parvienne à concilier sport et études, il n’y a qu’un pas. Qu’on évitera de franchir. Quoique…
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« La mentalité de sportif, une plus-value »
« Moi,
je les embauche tout de suite. » Après avoir suivi leur trajectoire
pendant huit ans, Jean Buchler est convaincu que pour tout employeur,
les profils de Baptiste Mischler ou Simon Combes constituent des mines
d’or.
« Tous les gens qui sont dans le sport le comprennent »,
argumente le responsable des sports de l’INSA. On se forge une mentalité
à toute épreuve. « La rigueur, l’organisation, se fixer un objectif,
l’atteindre, la persévérance, se remettre en question, énumère-t-il. Je
me suis pris une claque ce week-end, il faut y retourner. Dans une
boîte, tu viens avec des valeurs comme ça, wouah! »
S’adressant à
Baptiste Mischler et Simon Combes : « La boîte qui vous embauchera aura
du bol. Je le dis et le pense du fond du cœur».
C’est que le duo
lui aura fait vivre de belles émotions. « Quand Baptiste a réalisé les
minima pour Tokyo, en 2021 à Marseille, je regarde la course et j’envoie
d’emblée un mail aux profs. Dans la demi-heure, l’un d’eux m’a répondu.
Il venait de corriger sa copie, une des meilleures de la classe. » Une
fierté pour le membre de l’IBAL, le club d’athlétisme de Lingolsheim.
« Les enseignants ne se rendent pas toujours compte de ce que ça
représente en termes d’investissement. »
En guise de
reconnaissance sans doute, Jean Buchler s’était fondu parmi les proches
de l’athlète, à la gare de Strasbourg, à son retour du Japon. « J’y suis
allé avec mes enfants. On l’a pris en photo. »
Le regard du prof
d’EPS s’illumine à l’évocation de ces temps forts, lui qui a vécu sur
place, à Dimbsthal, le titre de champion du Grand Est de Simon Combes,
en juin 2018, et aborde un autre fait d’armes du prometteur coureur
cycliste. « Simon a gagné le Tour de la Manche en juin 2021. Je l’ai
appris par un ancien élève diplômé ici dont le père vit là-bas. En toute
humilité, Simon ne l’a pas crié sur tous les toits. Mais il avait
précisé dans le journal Ouest France qu’il était élève ingénieur à
Strasbourg où l’école lui avait permis d’aménager ses études. »
À
travers ces deux trajectoires, Jean Buchler s’adresse « aux jeunes qui
se mettent des barrières, se disent qu’il n’y a que STAPS dans la vie.
Bien sûr, ce n’est pas facile, mais c’est possible. »
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